Pourquoi je suis ici...
Une fois terminés les quelques achats que j'avais à faire, je regardais ruisseler les gouttes sur ma veste en cuir. J'ai jeté un oeil dans la direction du camion qui vend des Bratwurst au bord de la Kleine Saale. C'était boueux, mais ouvert. Des gars se serraient sous le maigre abri qu'offrait la baraque ambulante.
Ici je me trouve des repères, quasi spontanément, guidé en partie par mon tempérament et probablement aussi par mes origines sociales. Enfin, quoi, il pleuvait, je commençais à être trempé et je louchais sur ce coin inconfortable où les gars se gelaient tous ensemble !
Des locaux, prolos, ou ruraux en tout cas, pour rester dans un endroit aussi miteux.
J'ai commandé mon sandwich et me suis mélangé à la canaille du coin, qui parle fort, à moitié dans sa barbe, avec un accent à couper à la tronçonneuse. Me mêler à ces types, partager un moment avec eux, boire une bière ou manger un Bratwurst, irrésistible. J'étais pas comme ça en France, ou je m'en rendais plus compte. Marseille m'avait engourdi, Paris déssêché.
Un gars reluquait les canards qui se trémoussaient sous la pluie. Banal pour lui. Moi j'ai pensé aux foutus pigeons de Paris ou de Marseille, aux mouettes de chez moi. Les voir remplacés par des canards me fait toujours sourire. Il a baragouiné un truc que je n'ai pas compris dans les mots mais avec son ton rustaud de prolo d'ici.
Les gens se ressemblent, prolos ici ou ailleurs, il y a des manières de penser, des blagues qui reviennent quelque soit l'horizon. Je rêvais en regardant ces canards et lui lançait un truc du genre : « Ca ferait un bon steak pour ce soir ! ». J'ai rigolé en disant qu'ils étaient trop classe pour ça.
Des quadras pour la plupart, qui s'envoyaient des piques d'un ton bourru. Je cherchais en silence à comprendre le sens caché derrière leur accent saxon. Un gros arrive avec un parapluie rouge, dans les 60 ans. Les autres se foutent de la gueule de son parapluie. J'imagine qu'ils lui disent un truc politique. Il répond à la provocation par une nouvelle pique.
Le plus près de moi me parle après les canards de la pluie et du beau temps. Discussion de jour de pluie.
Un vieil homme s'avance et dit quelque chose sur mes cheveux. Quand j'écoute les sons qui sortent de sa bouche ça ressemble pas vraiment à la langue que j'apprends tous les jours. Mais ça se fait tout seul : mon intelligence décroche et je ressens à l'intuition.
Je me rappelle ce que me disent parfois les vieux qui regardent ma tignasse : « Eh, tu voudrais pas m'en donner un peu ? ». Humour vieillot qui me fait sourire autant que l'autre avec ses canards en steak...
Le papy soulève son chapeau : il est presque chauve. Je rigole et lui dis que je peux malheureusement rien faire pour lui. Il raconte que jeune il avait à peu près les mêmes que moi. Merci papy, là d'où je viens on me dit que je pourrais venir d'Afrique et toi qui t'es battu pour le nazisme tu me dis que t'avais les mêmes. On est tous frères, pas vrai, quand on réfléchit bien ?
L'autre lui dit qu'il est chiant. Mais je continue à causer avec lui. Il est beau ce vieux avec ses yeux qui pétillent. Je pense au mien de grand-père, toujours le premier à aller vers les gens, avec ce même regard malicieux et curieux. Bien plus vivant que ces gars qui mâchonnent leur ennui ensemble, parce qu'à l'affût de la moindre nouveauté. Mais les autres, ils sont plus jeunes et ont peut-être jamais bougé leur cul d'ici. Peut-être que dans 40 ans ils seront à la place de ce grand-père, qu'il y aura un autre étranger qui passera et que les plus jeunes leur diront de la boucler.
Et là mon pépé a touché le jackpot au niveau exotisme... Il me demande d'où je viens. Je réponds « Marseille » et son regard s'allume. Il me dit qu'il connaît Narbonne, qu'il y est allé en 1943...
Les autres se foutent de sa gueule : « Mais papy, la guerre elle était pas encore finie à l'époque ! ». Je pense : « Vos gueules, connards ! ». Il m'intéresse cet ancêtre. Il a fait la guerre derrière son air tranquille. Il me parle d'un train qu'il a pris le long de la Méditerranée, d'un voyage qui l'a conduit jusque dans les Alpes, puis en suivant le Rhin. Je l'imagine plus jeune avec un uniforme de la Wehrmacht, forcé de se battre contre ceux qui sont nés de l'autre côté, chez un autre propriétaire, au pied d'un autre drapeau.
Les autres continuent à ironiser sur ses histoires.
Il y a 76 ans... J'en déduis qu'il en a au moins 90. Et je suis ému, putain ! Content de lui faire se rappeler d'aussi vieux souvenirs qui lui font du bien. Un autre essaie de me faire parler de foot, mais je m'en fous. Je n'ai d'yeux plus que pour mon vieux.
Et je repars ému, sous la pluie, après un « Tschüss ! » général que le vieux n'a pas entendu.
Balayé par la flotte qui tombe du ciel, je me retourne et le vieux me regarde. Je le salue et il me rend mon salut. Salut pépé ! A un jour peut-être. Merci pour l'émotion.
Je repense aux raisons qui font que je suis ici, à ce que j'y trouve et pourquoi je m'y sens bien.
Mon enfance, le fait d'avoir grandi dans des maisons où les portes se sont souvent ouvertes pour faire entrer tant de gens simples, prolos, communistes, syndicalistes, famille, camarades qui parlent fort et qui donnent l'impression de ne jamais être seul... Ma grand-mère avec qui je me promenais marmot et qui m'expliquait la vie et le monde. L'histoire, les idées, la politique.
A quel âge ça a commencé tout ça ? Je sais pas. L'Allemagne, elle m'en a beaucoup parlé à propos de la guerre. Et je sais que gamin ça m'a marqué en profondeur. Les histoires des résistants, des FTP-MOI et de la bande à Manouchian (je rentrais ensuite en posant des questions à ma mère qui m'expliquait tout ce que je n'avais pas compris), sur les camps de la mort (ces images de charniers et de vivants rachitiques d'Auschwitz m'ont frappé - à quel âge je les ai vues ? Trop jeune ? Est-ce qu'il y a un âge minimum pour apprendre certaines choses ?). Est-ce que c'est ça l'origine de ma curiosité sans fond ?
Ma grand-mère qui me parlait de sa peur des Allemands gamine, de son père qui cachait des tracts communistes dans la table du salon (probablement en vue de distributions clandestines...), des privations et de tous ces gens tués parfois pour leurs idées et souvent du fait de l'arbitraire du pouvoir.
Ca a beaucoup joué sur ma réflexion politique, ma vision de l'histoire et mon rapport à l'autorité, aux autres, à mes semblables, l'idée de solidarité, le dégoût pour les injustices et la délation. J'ai réalisé l'importance des récits de ma grand-mère en voyant « Persépolis » il y a quelques semaines.
Je comprends aujourd'hui qu'à travers ses histoires s'est construite sous ma peau une image de l'Allemagne faite de dangers et de peur. J'ai hérité de la névrose de ma conteuse quelque part, créé un mythe dans ma tête.
Mais c'est pas forcément négatif. Car ma névrose personnelle c'est de foncer quand quelque chose me fait peur, de pas rester les bras baissés, même quand ça tremble en dedans. L'Allemagne toute entière est comme habillée d'un voile de danger et d'aventure. Et j'aime bien ça avoir peur. L'Allemagne adrénaline.
Le désir compte beaucoup dans tout ça. Dans le désir il y a une part de peur. Est-ce que c'est pas quelque part aussi le désir de nous perdre qui nous fait écouter sa voix ?
Ici je suis en permanence guidé par mes sens : je hûme, le touche, j'écoute, j'observe, je goûte. Il paraît que les Taureaux sont obnubilés par ça. L'astrologie est peut-être une blague. Elle dit aussi qu'ils ont un don pour le toucher. Et j'avoue que de ce côté-là je me débrouille pas si mal.
Le passé commun de l'Allemagne, le nazisme dont on m'a tellement parlé... et le socialisme qui a suivi à l'Est, font que je ne suis pas ici par hasard. J'ai entendu parler de cet ancien pays en bien du temps de ce qu'on a appelé « communisme ». Même si pour moi c'était une supercherie aussi grosse que le bonheur qu'est supposé apporter le modèle "libéral" dominant, j'ai toujours plus de respect et d'intérêt pour les vaincus que pour les vainqueurs sans éthique. Cet ancien pays était synonyme de rêve dans mon enfance. Alors je flotte en permanence entre une peur et une rêverie légères, comme en demi-sommeil, entre le désir et l'émotion.
Quand j'écoute les gens d'ici se raconter, ça me prend souvent au ventre.
Cette envie de plonger dans ce pays, une rencontre en a été le déclic. Une fille qui m'a troublé et donné une envie folle de m'envoler. Elle a choisi de me laisser loin derrière elle. Aujourd'hui je peux dire : tant pis pour elle.
Malgré la passion qu'elle m'a inspiré, aujourd'hui je sais que cette fille était une étincelle. En moi il y avait déjà de quoi faire brûler un grand incendie.
Chez les anarchistes français, que j'ai longtemps fréquentés pour construire ma pensée politique, on fait souvent l'erreur de rejeter assez vite l'idée d'identité nationale. Je pense pas à être « fier » d'être français ou allemand : c'est crétin. Mais la France, si c'est Sarkozy ou Mitterrand, le colonialisme et des guerres sanglantes, une suite interminable de noms de puissants dont on apprend le nom à l école, Napoléon et sa soif de conquête, le nucléaire, l'esprit cocorico-hypocrite fier de belles choses mais soucieux de taire ce qu'elles ont coûté en sang, en sueur et en morts... c'est aussi les FTP, le curé Meslier, Hugo, Courbet, les surréalistes, la Commune, Sartre, Beauvoir, Camus, Brassens, Proudhon, les Lumières ou les Jacqueries du Moyen-Age. Ca fait pas notre identité par la naissance, mais je crois que la connaissance de ce passé fait en partie ce qu'on est aujourd'hui. Comme la région où on a grandi ou le milieu d'où on vient. Ici je me sens Français, provençal, marseillais, prolo, étudiant, anarchiste, fils de communistes, poète, curieux, rêveur, apprenti-Allemand.
Il m'a fallu du temps pour m'habituer au climat d'ici, aux couleurs sombres venant de ce ciel gris et au côté taciturne des habitants. Dans le Sud on dit que les Allemands sont froids. Mais c'est pas une question de nature. Mettez-les au soleil et ils deviendront aussi démonstratifs et excessifs que les Sudistes !
J'aime ces gens et leurs histoires.
C'est comme si je les retrouvais.
Est-ce que c'est ça la fraternité ?
L'Allemagne, une histoire dans fin...
Allez, je vais me fumer une dernière cigarette sous la pluie.
L'école tout entière dort autour de moi.
300 âmes dans leur sommeil.
Ma fumée qui s'envole.
La pluie qui fouette les pavés.
Le silence des vieilles pierres.